Il était une fois à Canet un pécheur fort comme un chêne et bon comme le pain, qui avait pour nom Vicens, mais que ses camarades connaissaient mieux sous le surnom d'en Vicens lo Roure; il était d'ailleurs très fier de cette épithète que lui valait sa carrure herculéenne. Or, un jour, Vicens, pieds nus, la culotte retroussée jusqu'aux cuisses, les reins serrés dans une large ceinture de flanelle rouge, se disposait à pousser sa barque dans la mer pour aller au large, lorsqu'il s'aperçut que la coque était mouillée. Il pensa qu'un camarade s'était servi de l'embarcation sans l'avertir, mais il constata que tout était à sa place : cordages, rames et gouvernail.
Le lendemain matin la coque était de nouveau mouillée, alors que la barque avait été la veille complètement atterrie. Vicens interrogea quelques marins, qui affirmèrent n'avoir jamais touché son embarcation, puis il alla trouver le bailli qui lui conseilla de se cacher pendant la nuit et de rester aux aguets. Le soir même, Vicens se blottit derrière un amas de gros filets, attendant les événements avec patience, écoutant le bruit des vagues et confiant à sa pipe le soin de chasser l'ennui.
L'horloge de l'église résonna bientôt et le marin compta les heures sur ses doigts : dix, onze, douze; brusquement il aperçut des lumières vacillantes dans la nuit noire, comme des feux follets qui s'approchaient de lui; le cou tendu, les yeux écarquillés, il finit par distinguer une bande de femmes portant des lanternes qui couraient sur le rivage en gambadant et prenaient place dans sa barque. Il était sur le point de quitter sa cachette pour chasser ces femmes de mauvais augure, lorsque l'une d'elles, debout près du gouvernail, éleva la voix. Vicens se cacha de nouveau et entendit très distinctement les paroles suivantes :
Vara per un, vara per dos, vara per tres, vara per cuatra, vara per cinch, vara per sis, vara per set.
Et la barque glissa sur le sable et disparut à l'horizon, comme s'évanouit la fumée... Le pécheur ne revenait pas de son étonnement. Cette vision étrange, la disparition de sa barque déconcertaient sa raison. Il alla se coucher, ayant hâte d'arriver au jour. Le lendemain matin, il trouva sa barque encore mouillée, mais il savait à quoi s'en tenir. Il alla trouver le bailli pour la seconde fois, et lui demanda conseil : le bailli lui recommanda de se cacher dans l'embarcation pour reconnaître les sept bruixas — car ce ne pouvaient être que des bruixas — qui faisaient le voyage nocturne.
A la nuit tombante, Vicens se cacha dans la cale de sa barque sous des algues marines et attend il patiemment. Comme la veille, les sept femmes arrivèrent à minuit, toujours munies de lanternes, s'installèrent dans la barque après avoir folâtré, puis, l'une d'elles, la badessa, dit sur un ton de communion :
— Vara lier un, vara per dos, vara per tres, vara per cuatra, vara per cinch, vara per sis, vara per set.
Mais la barque ne remua pas plus que les blocs de pierre contre lesquels venait se briser la vague.
— Companyas, dit la même femme, n'hi ha una, assi, qu'es à punt de parir. (Camarades, une de nous est sur le point d'accoucher). Ses camarades protestèrent :
— Som pas jo, dit Tune.
— Ni jo.
— Ni jo.
La badessa répéta alors, en la modifiant, la formule consacrée :
— Vara per un, vara per dos, vara per tres, vara per cuatra, vara per cinch, vara per sis, vara per set, vara per vuyt !
Et la barque disparut aussitôt, rapide comme l'éclair ; elle vogua loin, bien loin, et atterrit dans un pays que Vicens ne connaissait pas. Les sept femmes débarquèrent, firent une ronde effrénée, puis s'éloignèrent du côté d'un village dont on apercevait les premières maisons. Pendant ce temps Vicens descendait lui aussi sur le rivage et aperçut des plantes qu'il n'avait jamais vues ; il cueillit une feuille de palmier et regagna son poste d'observation dans le fond de la barque.
Les bruixas arrivèrent bientôt, riant de leurs méfaits, mirent voile au vent et l'équipage se retrouva sur la plage roussillonnaise, quelques instants après, comme par enchantement. Le lendemain Vicens alla chez le bailli et lui expliqua les détails de son voyage, montrant la feuille de palmier comme pièce à conviction.
— « Quelles sont donc les sept sorcières ? » dit le bailli.
— « Je les connais, répondit Vicens, et veux vous les désigner à l'église, au moment où elles prendront de l'eau bénite. »
Le dimanche suivant, comme il était convenu, le bailli et Vicens étaient postés à l'entrée de l'église, près du bénitier, assistant au défilé des fidèles. Chaque fois qu'une des sorcières passait, Vicens disait tout bas à son compagnon :
— « Osca, senyor baille. »
C'était lo mot d'ordre convenu. Six sorcières étaient déjà connues et la dernière tardait à venir, lorsque passa la femme du bailli en personne. Le marin répéta d'une voix grave le mot révélateur :
— « Osca, senyor baille. »
Le bailli ne put cacher son étonnement; la seule personne qui passât était bien sa femme pourtant, et il interpela le pêcheur.
— « Com diuhes, Vicens »
Et du même ton solennel, Vicens répéta :
— « Osca, senyor baille. »
Le magistrat ne pouvait en croire ses oreilles. Rentré chez lui, il interrogea sa femme et reçut son aveu; il apprit aussi qu'elle était la badessa de cette bande de bruixas qui jetaient l'alarme dans la contrée. Mais les sept sorcières ayant été trahies de ce fait ne se réunirent plus et cessèrent leurs méfaits.
Quant au bailli, il promit à Vicens une barque neuve, à condition qu'il ne parle jamais des évènements dont il avait été témoin, et qu'il ne trahirait pas sa femme. Mais la discrétion n'était pas la principale qualité du pécheur, car les gens du pays connurent tous le lendemain sa curieuse aventure.